EDUCATION

Morale laïque à l’école : vers quel enseignement ?

Lorsque Luc Chatel remit les leçons de morale au goût du jour, chacun s’interrogea sur la légitimité d’un tel enseignement. Aujourd’hui, sous Vincent Peillon, la cause semble acquise, mais la question porte désormais sur la méthode et la portée de ce programme.
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Nous avons à émanciper des personnes, nous avons à insérer ces personnes par le travail et nous avons aussi à en faire des citoyens. Je crois beaucoup en la morale laïque. (…) Il y a des choses que l’on fait parce qu’on en sent l’obligation profonde. La liberté, l’égalité et la fraternité doivent se traduire en droits, mais ça doit être un idéal et une obligation que chacun se fixe à lui-même. (…) Je souhaite que vous incarniez cet idéal, qu’on vous en donne les moyens et que la nation française se ressoude à nouveau autour de son école et de sa jeunesse. »
C’est en ces termes que Vincent Peillon, présente sa vision de la morale laïque lors de son intervention au 10e Congrès des élus lycéens le 3 février dernier. Plus d’un an après la circulaire de son prédécesseur sur le retour des leçons de morale en primaire, le nouveau ministre de l’Education relance le débat. Son intention est claire : refonder l’école de la République et l’enseignement d’une morale commune du CP à la terminale. Un projet soutenu par le président Hollande.
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Une réflexion de fond
Pour mener cette mission, le ministère s’est engagé dans une réflexion depuis octobre dernier. Trois personnalités, trois experts du sujet, conduisent cette mission : Alain Bergounioux, inspecteur général de l’Education nationale, professeur associé à l’Institut d’études politiques de Paris, Laurence Loeffel, professeure en sciences de l’éducation à l’université Charles de Gaulle – Lille 3 et Rémy Schwartz, conseiller d’Etat et professeur associé à l’Université de Paris I. Dans sa lettre de mission, Vincent Peillon indique que l’enseignement tel qu’il est mis en œuvre aujourd’hui « manque de continuité et de lisibilité quand à ses finalités » (lire encadré « état des lieux »).
En conséquence, il leur incombe d’« expliciter ce que doivent être les fondements et les modalités d’un enseignement de la morale laïque, ce qui suppose de définir les grands principes qui pourraient inspirer de nouveaux programmes ». Autres responsabilités : « statuer sur ce que doivent être les formes de cet enseignement (discipline autonome ou non) dans les classes et dans les établissements, sur les moyens de son évaluation et, enfin, sur la formation, sous ses formes initiale et continue, qui doit être proposée aux enseignants et aux personnes de l’Education nationale ». C’est donc un important travail de fond qui repose sur les épaules de ces trois personnalités. Dès l’annonce du projet de Vincent Peillon, de nombreux courriers ont été adressés au ministère. A tel point que l’adresse mail morale.laique@education.gouv.fr a été créée pour que les membres de la mission puissent recueillir les contributions et enrichir leur réflexion. Les résultats de ces travaux seront connus au printemps.
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Quelques pistes
Pour l’heure, plusieurs avis éclairés émergent et font avancer le débat. Tout d’abord pour définir cette notion de morale laïque. En effet, qu’il s’agisse de morale, de laïcité ou encore d’éthique, les mots n’ont de sens que par la valeur qu’on leur accorde. Guy Coq, professeur associé à l’IUFM de Versailles, agrégé de philosophie et philosophe de l’éducation (1), avance l’analyse suivante : « Enseigner la morale à l’école consiste à essayer de construire une culture de jugements de valeurs. Il s’agit de donner la capacité à se positionner, à assumer des positions morales de vie par rapport à des valeurs et à des contre-valeurs. C’est un entraînement du regard sur l’existence – la sienne, celle des autres et la société – qui doit aider dans la recherche du meilleur ou pour le moins, du moins mauvais. »
En pratique, comment cela s’enseigne-t-il ? Dans une tribune parue dans Le Monde du 11 septembre 2012, l’historien et sociologie de la laïcité, Jean Baubérot (2) met en évidence la nécessité de la réflexivité morale. En somme, que l’enfant intègre sa propre personne à sa réflexion. « L’enseignement de la morale laïque doit relier situations vécues et principes généraux », explique-t-il (lire son interview). Plus concrètement, Guy Coq revient sur l’utilité des travaux à partir de textes : romans, théâtre, poésies, récits historiques… qui peuvent enrichir chaque discipline et qui peuvent être modulés selon les niveaux.
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« Conseil de vie de classe »
Parmi les intervenants entendus par les membres de la mission, Eirick Prairat, professeur en sciences de l’éducation à l’université Nancy 2, a également formulé cette recommandation : « la formation morale ne doit pas être un cours à part » et parallèlement à ce pôle d’enseignement des savoirs, il suggère que « soit mis en place du CP jusqu’à la classe de terminale un temps de régulation qui soit aussi une instance de parole où pourraient s’expliciter les problèmes liés à la vie et à la discipline scolaire. Il y a déjà une heure de vie de classe (HVC) dans le secondaire, il conviendrait d’en faire un véritable conseil de vie de classe ». Quant aux moyens mis en œuvre, Eirick Prairat juge quant à lui « pertinent que le CNDP établisse une filmographie pour travailler sur les questions morales, nos enfants sont de grands cinéphiles, c’est un support prometteur ».
Reste la délicate question de l’évaluation. Guy Coq estime impossible de juger globalement l’enseignement de la morale, comme l’on évaluerait la culture mathématique, « mais il existe la possibilité d’évaluer la maîtrise des instruments de réflexion », poursuit-il. « Par exemple, il pourrait être demander à l’élève de dégager dans un texte les notions éthiques. »
La mission est donc ambitieuse et périlleuse, car elle risque d’ébranler plusieurs paramètres de l’enseignement : contenus des programmes, nouveaux dialogues élèves – enseignants, évaluations… Cette morale laïque, qui repose sur une certaine idée du « vivre ensemble », pourrait redessiner les fondements de l’institution scolaire, comme le souhaite le ministre. n
AJ
Notes
1. Auteur de « La démocratie rend-elle l’éducation impossible », éditions Parole et Silence.
2. Auteur de « La Laïcité falsifiée », éditions de La Découverte.

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REPERES

Etat des lieux

Lors de sa conférence de rentrée en septembre 2012, Vincent Peillon avait déjà indiqué que les différents programmes scolaires enseignent des règles qui permettent de « vivre ensemble », mais « de manière peu cohérente, sans réelle progression ». Ainsi, l’instruction civique et morale à l’école primaire introduit certaines notions à travers des maximes, des lectures de textes ou des jeux de rôle.

Au collège, l’éducation civique et au lycée, l’éducation civique, juridique et sociale (ECJS) se mêlent aux programmes d’histoire–géographie et les évolutions d’un niveau à l’autre sont difficilement mises en œuvre. Le constat n’est pas nouveau. En 2007, Alain Bergounioux, inspecteur général de l’Éducation nationale (groupe histoire-géographie et actuellement membre de la mission sur la morale laïque), mettait également déjà l’accent sur l’effort qui doit être fait « pour définir une cohérence d’ensemble entre les programmes, avec la vie scolaire et les engagements hors le temps scolaire. » (La revue Education et Formations N°76, décembre 2007).

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INTERVIEW

Jean Baubérot, historien et sociologue de la laïcité

Quel état des lieux faites-vous de l’enseignement de la morale actuellement en France ?

Il existe depuis longtemps des initiatives locales, libres et volontaires de certains professeurs, notamment par l’organisation d’expositions, de vidéos et de théâtre – forum, sur des sujets concernant l’éthique… Mais, à part le moment où Ségolène Royal a été ministre de l’Enseignement scolaire, ces initiatives sont peu soutenues par le ministère et diversement appréciées suivant les situations locales.

D’autre part, il n’y a pas de partage ni d’évaluation des expériences faites. Les enseignants sont souvent laissés à eux-mêmes, se demandant ce qu’ils peuvent enseigner sans déroger à la neutralité laïque. Cependant des organismes comme La Ligue de l’enseignement ont déjà publié des propositions intéressantes – celle-ci doit faire paraître un ouvrage sur le sujet, auquel j’ai collaboré, d’ici quelques mois.


Le ministre de l’Education a mis en place une commission sur le sujet. D’après vous, quels sont les objectifs à atteindre pour optimiser cet enseignement ?

Je trouve cela très utile, d’autant plus que le petit nombre de membres de la Commission (3) peut l’aider à effectuer un travail efficace. J’attends donc beaucoup du travail de cette commission.

A mon avis, l’objectif est d’une part de faire connaître les principes éthiques contenus dans le Préambule de la Constitution, qui sont donc des principes partagés au-delà du pluralisme moral, d’autre part de former à une réflexivité morale. Il ne s’agit pas d’imposer un contenu moral dogmatique, mais de donner des instruments de réflexion aussi bien sur des questions élémentaires que sur des problèmes plus complexes. Instruction et éducation sont, là, étroitement mêlées. Il existe, par exemple, un vocabulaire de la réflexion morale et ce n’est pas la télévision qui va le faire connaître aux jeunes !

Mais cette formation à la réflexivité morale concerne aussi les adultes, c’est une formation permanente et l’introduction d’activités de morale laïque à l’école questionnera forcément la société dans son ensemble, aussi bien au niveau des inégalités sociales, de ce qui est considéré comme des critères de réussite, qu’au niveau du fonctionnement de la communication de masse.

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