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MAGAZINE – Frères et soeurs de handicapés : une fratrie à imaginer

Le handicap d’un enfant influe forcément sur la trajectoire de vie de ses frères et sœurs… Car bien souvent ils sont surresponsabilisés par leurs parents et devront négliger et dissimuler leur propres sentiments.

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Longtemps oubliés de tous, les frères et sœurs d’enfants handicapés commencent à sortir de l’ombre et faire entendre leur voix. Car jusqu’alors, un double silence a prévalu : un premier sur le handicap qu’on préférait souvent cacher et un second sur les états d’âme de la fratrie… « Se taire est souvent la règle dans les familles, confirme Charles Gardou, professeur spécialiste de cette question. La charge d’un enfant handicapé est tellement lourde qu’à la maison, on a peur d’en rajouter, en abordant le sujet ou en se plaignant. Pour se préserver, on se mure dans le mutisme. » Les frères et sœurs sont censés aller « bien » alors que l’autre va « mal » ; ils apprennent ainsi à dissimuler leurs émotions, leurs sentiments, à taire leurs souffrances.
Certains ont l’impression qu’on a gâché leur enfance, d’autres n’en gardent aucun mauvais souvenir. « Depuis toujours, notre relation est basée sur la complicité, voire la fusion. Inconsciemment, ma sœur trisomique m’a réconfortée dans des moments durs, elle m’a apporté la tendresse dont j’avais besoin sans me poser de questions, explique Alexandra, 35 ans. Elle est mon refuge, je suis son repère. En revanche, mes parents m’ont surresponsabilisée et, à l’adolescence, on m’a interdit des choses car elles l’étaient aussi à ma sœur. Au fur et à mesure, je me suis interdit d’être différente. D’ailleurs, une fois, ma tante m’a dit : “Tu ne pourras jamais te marier car tu devras t’occuper de ta sœur”… »
Un cas typique où les parents font comprendre aux frères et sœurs qui n’ont pas de problème qu’ils ne doivent pas poser de problème, pas faire de caprice ou revendiquer quoi que ce soit.
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La psychalalyste Catherine Vanier, auteur de « Qu’est-ce qu’on a fait à Freud pour avoir des enfants pareils ? » explique que la plupart de ces enfants développent « un sentiment d’injustice, de culpabilité et de jalousie car l’enfant handicapé a un statut différent. Il est bien souvent privilégié et, au bout d’un moment, les autres éprouvent un sentiment de ras-le-bol légitime. »
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Une expérience unique
« Lorsque je discute avec d’autres frères ou sœurs d’enfants handicapés, nous avons les mêmes sentiments, les mêmes tentations de fuite, de honte, d’agressivité devant la surprotection des parents, les mêmes soucis pour l’avenir », explique Marie-Hélène, qui organise des groupes d’échange et de paroles de fratrie d’enfants handicapés. « Sur le principe, quel que soit le handicap, c’est le même genre de souffrances qui sont générées, notamment pour la dynamique familiale », analyse Catherine Vanier. Même si chacun vit cette expérience de façon différente en fonction de la nature du handicap, du rang dans la fratrie, du milieu social, de sa sensibilité ou de sa foi… Ou enfin une mystérieuse alchimie qui fait que le handicap disloque certaines familles et en soude d’autres autour du plus faible.
Si la société (école, famille et amis) accepte l’enfant handicapé, il sera plus inséré dans la normalité et la fratrie l’acceptera plus facilement. « Le handicap peut être une source de compréhension, de tolérance et d’intelligence si les parents arrivent à ne pas surresponsabiliser les autres enfants », conseille Catherine Vanier. « Je considère que c’est une chance d’avoir cette sœur, renchérit Alexandra. Sophie m’apporte beaucoup d’amour mais je pense que les choses auraient été plus simples avec d’autres frères et sœurs. »
De fait, les trajectoires de vie sont très diverses et intrinsèquement liées à la situation de la famille. « Quand ma sœur trisomique est née, j’avais 7 ans », révèle la comédienne Rachel Boulenger, qui a monté il y a neuf ans le Festival européen « Théâtre et handicap ». « On l’a toujours intégrée à nos jeux et à nos amis car nos parents nous ont éduqués en ce sens. Claire n’a jamais été un poids pour nous. » Tout dépend donc de la façon dont les parents vivent le handicap de leur enfant : si c’est lourd pour eux, la fratrie peut avoir des difficultés à accepter cette différence. « Par exemple, si l’aîné est handicapé, les parents continueront de s’occuper beaucoup de lui, même à l’arrivée des cadets. Les plus jeunes auront alors la sensation que quelque chose leur est retiré », décrypte Rachel Boulenger.
Toute la difficulté pour les parents consiste à envisager leur famille comme « normale ». « Il faut comprendre que la jalousie est normale, il faut laisser les autres parler et atténuer leur culpabilité, conseille Catherine Vanier. Il ne faut pas non plus mettre de poids sur les frères ou sœurs, on pourra les responsabiliser plus tard, lorsque cela sera nécessaire. J’ai déjà reçu en consultation des enfants de 7 ans qui étaient déjà surimpliqués par leurs parents et qui s’en rendaient malades… »

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TEMOIGNAGE

Marion, maman de Camille, 13 ans, et Pierre, 5 ans

« Lorsque Pierre est né, le monde s’est effondré pour toute la famille, Camille, notre aînée, était vraiment furieuse et nous en voulait d’avoir fait un petit frère qui ne l’entendait pas, car Pierre est né sourd. Elle se défoulait sur lui en lui faisant mal. Alors avec son père nous avons décidé de l’amener voir une pédopsychiatre pour pouvoir se confier à une personne extérieure à la famille. Elle a ainsi pu mettre des mots et faire le deuil d’un frère idéal et depuis, ils sont devenus très proches l’un de l’autre. De plus, elle a appris à tirer la sonnette d’alarme quand elle avait besoin de moi, par exemple quand elle me demande de l’aider à faire ses devoirs alors que je suis occupée avec son frère, je sais qu’elle pourrait y arriver seule, mais je crois qu’elle a besoin de me rappeler qu’elle existe. J’ai appris à agir de manière plus équitable… »

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L’AVIS DU SPECIALISTE

Charles Gardou, Professeur et directeur du Laboratoire « Situations de handicap, éducation, travail social » à l’université Lumière-Lyon 2, auteur de « Frères et sœurs de personnes handicapées » (éd. Eres)

« La naissance d’un enfant handicapé n’est pas seulement l’affaire des parents, des soignants et des éducateurs qui l’accompagnent. Elle concerne également la fratrie en retentissant sur la construction psychique de chacun de ses membres, leur manière d’être au monde et leur identité sociale. Pèsent dorénavant sur eux l’angoisse, la révolte et le désespoir provoqués par l’intrusion du handicap au cœur de la famille. La situation de stress que constitue la vie quotidienne d’un enfant handicapé induit une déstructuration du système fraternel régi par des crises, des exigences thérapeutiques et la nécessaire reconstruction après chaque cyclone. Sidérés par la virulence du traumatisme et polarisés par les soins de tous les instants que nécessite l’enfant handicapé, les parents sont moins disponibles à entendre les signaux de détresse de leurs autres enfants, qui eux-mêmes souffrent en silence. Dans l’inconscient de ces frères et soeurs, le handicap vient désigner une faute qu’ils auraient commise et qu’ils doivent donc expier. L’autoculpabilisation est leur manière de réagir à leur propre détresse. »

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